Dans un récent essai relayé par Libération, Philippe
Bihouix, ingénieur centralien, lance un assaut contre le plan numérique
éducatif lancé par le gouvernement, et, plus largement, contre le numérique à
l’école. Je dois préciser, pour être honnête, que je n’ai pas eu le temps de
lire le livre en cette rentrée scolaire. Je réagis donc uniquement sur la foi
de cet article. L’essayiste décrit
une école en bien mauvais état. « L’école numérique est un
désastre », une « fuite en avant » et rendrait l’école « nocive ».
Bientôt, se désole-t-il, « nous allons élever nos enfants hors sol, comme
les tomates ! ».
Au milieu de ces propos un chouïa excessifs – mais c’est
sûrement le fait d’être rassemblés dans ce court article - j’entends un certain
nombre de vérités sur l’école. Je suis tout à fait M. Bihouix lorsqu’il refuse
que l’école entraine une addiction aux écrans, soit vidée de ses enseignants.
Je l’approuve tout à fait dans l’idée que les élèves doivent trouver du plaisir
dans le travail intellectuel et manuel, et avoir ainsi le goût de l’effort. Et
c’est vrai que beaucoup de matériel a été acheté à grands frais pour ne pas
servir beaucoup.
Et pourtant, la lecture de l’article m’a fait bondir de ma
chaise. C’est surtout le procédé que je déplore. Je ne sais qui, de l’auteur ou
du journaliste, se plaît à jongler avec les présupposés, les suppositions et
autres fantasmes à propos des enseignants, mais c’est assez énervant. Je me
propose donc de les souligner ici.
D’abord, traiter les enseignants qui essayent de former au
mieux les citoyens du futur de « technopédagogistes », et leur prêter un foi intense dans un
certain nombre de mirages, c’est moche. Non, les pédagogues (ce n’est pas une
insulte) ne sont pas des naïfs, et non, ils ne mettent pas les technologies au
centre de la pédagogie. Tous les pédagogues le savent : les technologies
sont des instruments pour faire apprendre, au même titre que le lieu où l’on
enseigne, avec son tableau, son mobilier, que les manuels que l’on utilise, que
les tableaux noirs (qui furent en leur temps un apport technologique fort
décriés)*.
Non les technologies ne se résument pas à un hochet que l’on
donne aux élèves pour les distraire de la corvée d’être en classe. Ils sont un
instrument que chacun dans le monde réel est amené à utiliser, un instrument
d’accès à l’information, voire à la connaissance, et il convient de ne pas en
priver les élèves, et sûrement aussi de les former à leur usage.
Par ailleurs, M. Bihouix trouve la concertation insuffisante
pour « discuter la pertinence du numérique à l’école ». C’est
sûrement que M. Bihouix n’a pas lu les articles de André Tricot par exemple,
chercheur en éducation et sciences cognitives, qui porte depuis plusieurs
années un regard mesuré et étayé par une recherche sérieuse sur le rôle destechnologies dans l’apprentissage.
Je lui conseille également la lecture de nombreux travaux issus des la
recherche au sein de l’Institut Français de l’éducation et de l’INRP avant lui.
Bref, la recherche est à l’œuvre depuis les années 80 (oui oui !) sur le
sujet de l’impact du numérique sur l’enseignement. Je pense que les profs
savent lire, que les gens qui travaillent au ministère savent se mettre au
courant de l’avancée de ces recherches. En fait j’en suis sûre, j’en ai croisé
plusieurs centaines à Ludovia au fil des années.
Enfin, je pense que je n’ai pas la même définition que M.
Bihouix quant au terme de « hors sol ». Si je comprends bien le
dictionnaire, élever quelque chose hors sol, c’est le couper de notre terre
nourricière pour le faire grandir sur un substrat préparé pour lui. Pour moi,
supprimer le numérique à l’école, ce serait justement créer un espace coupé du
monde, dans lequel on ne mettrait que les éléments que d’aucuns jugent
pertinents pour éduquer des enfants.
C’est sûr, il y a sûrement des efforts à faire dans
l’analyse des équipements nécessaires pour chaque lieu d’apprentissage, de
façon à ne pas jeter l’argent public par les fenêtres. Probablement aussi
qu’une solide formation, voire un accompagnement des enseignants dans leurs
démarches pour former aux usages de ces outils pourrait faire du bien. Mais une
école déconnectée, c’est une illusion. Chaque élève ou presque a un téléphone
dans sa poche. Leur interdire toute connexion à l’école, ça signifie qu’une
fois sortis de l’école, ils naviguent en toute liberté et sans aucune formation
sur un internet que personne ne parvient à dompter. C’est comme lâcher un
enfant sauvage dans une boîte de nuit parisienne…
Non M. Bihouix, l’école déconnectée que vous prônez ne donne
pas du tout envie de manger des tomates.
* Ce truc que je décris ça s'appelle "construire une situation d'apprentissage" et même avant Meirieu il y a des gens qui ont décrit ce que les enseignants construisent tous les jours.