lundi 12 septembre 2016

Hors-sol, ou l'école déconnectée

Dans un récent essai relayé par Libération, Philippe Bihouix, ingénieur centralien, lance un assaut contre le plan numérique éducatif lancé par le gouvernement, et, plus largement, contre le numérique à l’école. Je dois préciser, pour être honnête, que je n’ai pas eu le temps de lire le livre en cette rentrée scolaire. Je réagis donc uniquement sur la foi de cet article. L’essayiste  décrit une école en bien mauvais état. « L’école numérique est un désastre », une « fuite en avant » et rendrait l’école « nocive ». Bientôt, se désole-t-il, « nous allons élever nos enfants hors sol, comme les tomates ! ».

Au milieu de ces propos un chouïa excessifs – mais c’est sûrement le fait d’être rassemblés dans ce court article - j’entends un certain nombre de vérités sur l’école. Je suis tout à fait M. Bihouix lorsqu’il refuse que l’école entraine une addiction aux écrans, soit vidée de ses enseignants. Je l’approuve tout à fait dans l’idée que les élèves doivent trouver du plaisir dans le travail intellectuel et manuel, et avoir ainsi le goût de l’effort. Et c’est vrai que beaucoup de matériel a été acheté à grands frais pour ne pas servir beaucoup.

Et pourtant, la lecture de l’article m’a fait bondir de ma chaise. C’est surtout le procédé que je déplore. Je ne sais qui, de l’auteur ou du journaliste, se plaît à jongler avec les présupposés, les suppositions et autres fantasmes à propos des enseignants, mais c’est assez énervant. Je me propose donc de les souligner ici.

D’abord, traiter les enseignants qui essayent de former au mieux les citoyens du futur de « technopédagogistes »,  et leur prêter un foi intense dans un certain nombre de mirages, c’est moche. Non, les pédagogues (ce n’est pas une insulte) ne sont pas des naïfs, et non, ils ne mettent pas les technologies au centre de la pédagogie. Tous les pédagogues le savent : les technologies sont des instruments pour faire apprendre, au même titre que le lieu où l’on enseigne, avec son tableau, son mobilier, que les manuels que l’on utilise, que les tableaux noirs (qui furent en leur temps un apport technologique fort décriés)*.

Non les technologies ne se résument pas à un hochet que l’on donne aux élèves pour les distraire de la corvée d’être en classe. Ils sont un instrument que chacun dans le monde réel est amené à utiliser, un instrument d’accès à l’information, voire à la connaissance, et il convient de ne pas en priver les élèves, et sûrement aussi de les former à leur usage.

Par ailleurs, M. Bihouix trouve la concertation insuffisante pour « discuter la pertinence du numérique à l’école ». C’est sûrement que M. Bihouix n’a pas lu les articles de André Tricot par exemple, chercheur en éducation et sciences cognitives, qui porte depuis plusieurs années un regard mesuré et étayé par une recherche sérieuse sur le rôle destechnologies dans l’apprentissage. Je lui conseille également la lecture de nombreux travaux issus des la recherche au sein de l’Institut Français de l’éducation et de l’INRP avant lui. Bref, la recherche est à l’œuvre depuis les années 80 (oui oui !) sur le sujet de l’impact du numérique sur l’enseignement. Je pense que les profs savent lire, que les gens qui travaillent au ministère savent se mettre au courant de l’avancée de ces recherches. En fait j’en suis sûre, j’en ai croisé plusieurs centaines à Ludovia au fil des années.

Enfin, je pense que je n’ai pas la même définition que M. Bihouix quant au terme de « hors sol ». Si je comprends bien le dictionnaire, élever quelque chose hors sol, c’est le couper de notre terre nourricière pour le faire grandir sur un substrat préparé pour lui. Pour moi, supprimer le numérique à l’école, ce serait justement créer un espace coupé du monde, dans lequel on ne mettrait que les éléments que d’aucuns jugent pertinents pour éduquer des enfants.


C’est sûr, il y a sûrement des efforts à faire dans l’analyse des équipements nécessaires pour chaque lieu d’apprentissage, de façon à ne pas jeter l’argent public par les fenêtres. Probablement aussi qu’une solide formation, voire un accompagnement des enseignants dans leurs démarches pour former aux usages de ces outils pourrait faire du bien. Mais une école déconnectée, c’est une illusion. Chaque élève ou presque a un téléphone dans sa poche. Leur interdire toute connexion à l’école, ça signifie qu’une fois sortis de l’école, ils naviguent en toute liberté et sans aucune formation sur un internet que personne ne parvient à dompter. C’est comme lâcher un enfant sauvage dans une boîte de nuit parisienne…

Non M. Bihouix, l’école déconnectée que vous prônez ne donne pas du tout envie de manger des tomates.

* Ce truc que je décris ça s'appelle "construire une situation d'apprentissage" et même avant Meirieu il y a des gens qui ont décrit ce que les enseignants construisent tous les jours.